Entre les études de piano et d’économie
J’ai suivi mes études de piano à l’École normale de musique de Paris, fondée par le grand pianiste Alfred Cortot, tout en commençant des études d’économie, poursuivies en Allemagne.
A 22ans a sonné l’heure du choix professionnel. Ma mère souhaitait que je devienne concertiste et mon père voulait absolument que je sois économiste. J’aurais aimé ne pas avoir à choisir.
Alors je me suis comparé aux grands pianistes, aux Pollini, Perahia, Cziffra, et avec sagesse j’ai renoncé à la carrière musicale. Finalement c’est l’économie qui m’a choisi. J’ai soutenu un doctorat d’état en sciences économiques, une thèse d’agrégation et j’ai entamé une carrière universitaire, j’ai rejoint en 1990 l’université de Paris II.
Aujourd’hui je suis Président de l’AFER, la plus grosse association indépendante d’épargnants en France (730.000 adhérents). Le monde de la finance pourrait être parfois considéré comme une traversée du désert, par rapport à la musique. En d’autres termes, je pense que ce n’est pas bon de se réveiller le matin en n’étant » que » chef d’entreprise …
Ma première priorité, c’est la musique
Je suis très exigeant dans ma gestion du temps. Dans une journée, il y a 24 heures. C’est long 24 heures. On peut faire beaucoup de choses : j’ai besoin de dormir 8 heures, j’aime dormir. J’admire les hommes et les femmes qui n’ont besoin que 5 heures ! Pour moi le sommeil est un moteur, il m’apporte de l’énergie. Il me donc reste 16 heures par jour. Je dois rationaliser ces 16 heures pour ma famille, pour manger, pour voir les amis, pour jouer de la musique… et bien sûr pour mon travail.
Il est vrai que je travaille très vite. Je suis absolument expéditif car j’ai mon piano qui m’attend ! J’ai aussi un piano numérique dans mon bureau ainsi je me mets au piano dès que je peux, je ne perds pas de temps.
Très souvent dans la vie je vois chez les gens une indifférence au temps. Il laisse passer le temps. C’est peut-être un effet de l’habitude, c’est dommage. Voici un vieux livre daté de 1802, l’auteur est un grand philosophe français Maine de Biran, ce livre s’appelle « Influence de l’habitude sur la faculté de penser». Il explique tout cela et c’est extraordinaire.
Je ne fais pas de travail inutile
Dans tous les domaines, il y a des génies. En musique il y a Mozart, Chopin…..qui avaient en eux ces dispositions génétiques, ou peut-être est-ce un mystère de la création, un don du ciel.
Vous avez un extraordinaire mathématicien au Japon, qui s’appelait Kiyoshi Ito, c’est l’un des plus grands penseurs en mathématiques dans le domaine des probabilités. Il a même inventé un théorème que l’on a beaucoup utilisé en mathématique appliquée, appelé le « LEM d’Ito ». Son nom est cité dans tous les manuels d’économie de mathématiques et de finance aujourd‘hui. On a considérablement utilisé le LEM d’Ito dans nos modèles permettant de valoriser, c’est-à-dire de donner un prix à des actifs financiers. Il est évident qu’Ito avait une disposition venant du ciel, ce n’était pas un mathématicien comme un autre. Pour moi il représente bien ce qu’est un génie.
Bekerman, ce n’est pas Ito. Et comme je sais que je ne suis pas un génie et que je n’ai pas les moyens techniques d’un Duchâble, je dois compenser cette infériorité par le travail.
Aussi je me mets aussi souvent que possible au piano, en moyenne une quinzaine d’heures par semaine et je ne fais pas de travail inutile. Je ne « bats pas l’eau de la rivière ». Quand je vois un problème, je le résous, que ce soit en mathématiques, que ce soit au piano, c’est pareil !, je traite le problème.
Rencontre avec Bach
Ma mère était chanteuse. Elle adorait l’opéra. C’est elle qui m’a mis au piano et j’ai su jouer avant de savoir parler. En fait je parlais peu, mon moyen de communication a d’abord été la musique.
Mon premier souvenir musical est un mauvais souvenir. Quand j’avais 6 ans, ma mère m’a fait jouer une invention à 2 voix de Bach. Je l’avais trouvée désagréable. Elle m’a mis dès le départ en difficulté. Je voulais des airs plus amusants et plus sympathiques.
À vrai dire, avant mes 10 ans, je n’ai pas de très bons souvenirs musicaux ; l’apprentissage du solfège me semblait assez ingrat, difficile….cela ne m’enthousiasmait pas.
C’est à partir de 13-14 ans que j’ai commencé à jouer des choses agréables. Et finalement ce qui m’a rendu heureux au piano, c’est redevenu Bach. Bach était négatif quand j’étais petit, il est redevenu positif après. Je crois que, quand j’avais 6 ans, c’était les doigts qui jouaient. A 14 ans, c’était un cœur et un esprit qui jouaient.
J’ai toujours eu une passion pour Bach, je l’aime, je suis né avec lui et j’espère mourir dans ses bras.
Bach est un organisateur et moi aussi j’aime l’ordre, l’organisation, la logique, la raison. Chez Bach on ne se trompe pas, avec lui on sait d’où l’on part et où on va atterrir. Il est une sorte de commandant mais il est également un esprit très libre, il peut être d’une certaine façon un romantique.
Bach est aussi un grand mélodiste. Il n’y a pas d’opéra de Bach mais je trouve que sa musique est très lyrique. Sa musique est un dialogue, il aime partager, communier. D’où ma passion pour Bach.
Recherche d’unité
Je crois que la musique nous donne une méthode de vie et de pensée. Pour moi il y a une unité dans la vie. Cette unité je l’ai apprise, dès le premier jeune âge, avec la musique.
En musique, il y a une méthode qui est le souci du détail, de la précision, de l’organisation, tout en tenant compte de l’unité, c’est-à-dire de l’ensemble. Cette méthode, on peut l’appliquer à la cuisine, à l’architecture, à la menuiserie…..et à la finance. Pourquoi suis-je à l’aise dans mes relations professionnelles ? Peut-être que dès le départ j’utilise cette disposition d’esprit qui me prédispose à mieux comprendre un sujet, à mieux communiquer et à trouver des solutions à un problème.
(Nous en parlions au sujet de Bach,) la musique est un partage, un dialogue. Elle nous donne une faculté de communiquer avec autrui.
Lorsque vous prenez une partition, vous la regardez d’abord dans son ensemble, puis partie par partie, mesure par mesure. Et même à l’intérieur d’une mesure, il y a beaucoup de détails. La musique prédispose également l’homme dans un schéma de cohérence, d’analyse et de sens du détail.
C’est pour cela que j’aime le solfège : le solfège correspond à l’ossature du corps humain, le squelette, c’est capital et c’est pour cela qu’il faut absolument renforcer l’étude du solfège. Le solfège est une clef pour comprendre la musique.
En musique, il n’y a pas d’ « à peu près », pas d’approximation. Et c’est la maîtrise du détail qui vous permet d’être libre dans l’ensemble de l’œuvre. La musique organise votre esprit.
Musique et finances
Ma formation musicale nourrit ma capacité d’analyse dans mon métier de financier.
Je vous cite un exemple : dans mon entreprise, nous donnons chaque année pour rémunérer l’épargne en assurances vie, un taux (un rendement). Évidemment les clients, les épargnants, veulent toujours le taux le plus élevé pour avoir une bonne rémunération de leur épargne, mais on ne peut pas donner le ciel ! Il faut analyser dans le détail ce qui est possible et ce qui est souhaitable. C’est-à-dire qu’il faut réaliser une adéquation entre l’intelligence de tous les paramètres qui sont à l’origine du taux d’intérêt (comme des variations boursières) et la légitime volonté des épargnants d’obtenir le maximum.
Aussi quand je prends une décision, je m’assure que tous les paramètres aient bien été pesés, analysés, disséqués, que la moindre résolution réponde à toutes les lois du déterminisme ou de l’aléatoire, comme on dirait en probabilité. C’est cela le « solfège » de la finance et moi je ne sais pas bâtir sur des sables mouvants.
Toutes ces méthodes que j’ai apprises par la musique m’inspirent dans mon métier.
Du style
Avant tout en musique il y a un style à respecter. C’est-à-dire une universalité, il n’y a pas d’individualisation de la musique. Ce qui n’est pas acceptable, c’est le mauvais goût. D’où vient le goût?… il vient de la culture. Il faut être très vigilant sur le respect de l’universalité du style. Il n’y a pas deux manières de jouer Ravel, il y en a qu’une.
Mais je crois que finalement le pire serait d’être uniquement un « grammairien » de la musique. Au-delà de la grammaire, il y a la liberté, le son, l’âme. La musique est double : il y a un aspect physique, ce sont essentiellement les doigts, et une dimension plus spirituelle.
Par exemple Châteaubriand ne maîtrisait pas la grammaire comme un professeur de la Sorbonne, mais un professeur de grammaire ne saura jamais écrire comme Châteaubriand.
Prenez Horowitz, Cziffra, qui sont pour moi deux monuments de la musique. Je les aime. Horowitz transmettait une émotion dans le respect profond de l’auteur, avec sa personnalité. Cziffra faisait la même chose, avec puissance et individualité.
« Le Concours International des Grands Amateurs de Piano »
Je le répète, la musique est un partage. L’idée de créer le « Concours International des Grands Amateurs de Piano » est venue de mon besoin de partager avec des candidats du monde entier une même passion.
Être artiste au 21ème siècle, c’est devenu redoutable. Nos candidats ne subissent pas la pression du métier du musicien (et la pression financière). Nos candidats vivent pour la musique sans vivre de la musique.
Dans beaucoup de métiers, l’adversaire, c’est le regard d’autrui. En musique, c’est totalement différent. Ici, on cherche à donner le meilleur de soi-même, mais il faut rester, avant tout, soi-même. S’il y a un adversaire, c’est vous.
Ici, il n’y a ni adversaires, pas de concurrents, pas de juges, mais des amis de la musique. Ici l’envie de « gagner » s’efface derrière l’amour de la musique. Ce concours est surtout un « anti-concours ».
Tout a commencé en 1989. J’ai téléphoné à Madame Arthur Rubinstein. Je lui ai dit : « J’aimerais créer un concours pour les amateurs ». Elle m’a répondu : « Arthur l’aurait beaucoup aimé ! ». Elle est venue au jury régulièrement pendant 10 ans, nous a encouragés avec ferveur. Madame Rubinstein est incontestablement l’un des membres les plus fidèles du Concours.
Nous en sommes cette année 2017, à la 28e édition. Nous accueillions chaque année, venant de plus de 30 pays, des candidats qui sont soit mathématiciens, médecins, traders, ingénieurs, pilotes, avocats, étudiants de grandes écoles… Le lauréat a le privilège d’être invité à jouer plusieurs concerts, notamment à la soirée de gala, accompagné par l’orchestre. Jouer avec un orchestre pour un pianiste amateur, c’est la quintessence du plaisir.
Nous accueillions également chaque année les candidats japonais. Ils sont vraiment extraordinaires, tout à fait remarquables….
Promouvoir la musique classique dans la société actuelle
Le « Concours des Grands amateurs » est maintenant une réussite mondiale mais il faut multiplier les initiatives, il faut que chacun fasse comme il le peut pour la promotion de la musique, en restant à sa place et en travaillant pour son propre bonheur et le bien de tous.
À part le Concours, j’essaye d’apporter ma contribution à la promotion de la musique dans les lieux que je fréquente, notamment les universités. J’ai introduit à l’université cette idée des grands concerts gratuits pour les étudiants, les grands concerts d’Assas. C’est ce que moi j’avais connu quand j’étais étudiant à Paris il y a 35 ans. C’était une époque merveilleuse, j’ai assisté à Assas à des concerts de Rubinstein, Bernstein, Karajan, Schwarzkopf… Puis cela s’est perdu pendant 30 ans, il n’y avait plus d’initiatives.
Mais l’université a accepté ma proposition de ressusciter ces évènements, alors j’ai créé une association, Les Grands Concerts d’Assas. J’assure le développement de ces concerts gratuits qui s’adressent aux étudiants de droit, de médecine, d’économie. Cela leur donne une distraction, une réflexion complémentaire à leurs études, ils y rencontrent d’autres jeunes de leur âge.
Pour les musiciens professionnels, il y a une mission très importante qui est la pédagogie. Pour apprendre le grec, il faut un bon professeur de grec. Pour apprendre la musique, c’est pareil… et aussi pour apprendre le goût, l’intelligence du style. Je crois aux vertus de l’éducation : évidemment, de par le patrimoine génétique, on a peut avoir des dispositions, mais ces dispositions génétiques doivent être travaillées. Si vous mettez une graine dans la terre mais que vous ne lui donniez pas d’eau, il n’y aura jamais de fleurs.
La démocratisation de la musique au 21ème siècle
La musique ne doit pas être une secte. Quand nous avions des rois, la musique était le privilège d’une très petite minorité. La musique a été un privilège pendant des siècles pour les vieux et pour les riches. On a fait un énorme effort pour démocratiser l’accès à la musique, en développant l’enseignement pour les amateurs, avec l’ouverture de conservatoires dans les années 70-80 notamment.
Maintenant on remplit facilement la nouvelle grande salle de concert, la Philharmonie de Paris inaugurée en 2015. Et y a même beaucoup de gares qui ont un espace avec un piano… ! Il y a une volonté forte d’intéresser toutes sortes de populations à la musique et c’est sûr que l’on a conquis des nouveaux publics. Pour cela il fallait un effort politique.
Il faudrait renforcer ces efforts dans les banlieues difficiles, même dans les prisons, dans les hôpitaux. François-René Duchâble continue ses actions sociales même après son retrait de la scène internationale en 2003. C’est lui qui est un visionnaire. Il a une démarche que l’on pourrait qualifier de « populiste » avec la musique, il a raison.
La culture, la réunification nationale
Actuellement la France est dans une extraordinaire difficulté. Depuis de nombreuses années, nous sommes comme dans un avion qui traverse des zones de turbulence fortes et permanentes. Nous n’y arrivons plus.
Au 19e siècle, toutes les familles distinguées de l’Europe parlaient français. C’était le cas en Russie, en Hongrie, en Allemagne, en Angleterre… Cela veut dire que la France a été la référence de la culture internationale. Aujourd’hui, avec le développement sans précédent des radicalités (des musulmans radicaux, des minorités dans les banlieues, la montée du populisme…), la France est en train de perdre la notion de la valeur universelle.
Chaque personne réclame son droit individuel et c’est le signe d’une société décadente. Il y a de trop grandes contestations pour l’identité et comme les hommes politiques travaillent uniquement pour renouveler leur mandat, ils y consacrent toute leur énergie et n’arrivent plus à fédérer une nation.
Il est dommage que nos politiques sous-estiment le rôle de la musique dans la société : elle est, je crois, comme le sport, un très puissant mobilisateur de réunification nationale.
La musique est une richesse. Elle est un extraordinaire facteur d’identité, d’aspiration vers le haut, à des valeurs universelles. Il faut développer cette philosophie.
À ce titre elle ne représente pas un coût pour la société. La musique peut être un ressort pour une société qui se perd dans des valeurs très relatives, elle nous aide à combler un vide pour nous ramener au dénominateur commun, à un centre de gravité.
La musique, une priorité
La musique est, pour moi, une priorité que je qualifierais d’existentielle. Elle me poursuit même dans mon sommeil, comme un fantôme. Elle est présente 24h sur 24, ce n’est jamais le cas de la finance. Si un jour je devais aller vivre seul sur une île, je n’emmènerais pas un livre de mathématiques, ni la bible et le manque de compagnie me serait douloureux mais j’emmènerais de la musique.
Est-ce qu’il vous arrive de ne pas boire un verre d’eau pendant une journée ? Je suis comme un chameau qui a besoin d’eau pour traverser ce désert que peut être parfois le monde de la finance. La musique m’est nécessaire pour vivre. Elle est cette eau qui m’apporte une vitalité essentielle et me permet de trouver l’équilibre.
Comme la musique qui est double: un aspect physique, les doigts, et une dimension plus spirituelle, on l’a vu, je pense que j’ai une double vie, comme les candidats de mon concours, qui ont un métier qu’ils exercent par la nécessité et à côté l’amour de la musique.
Cette double expérience est enrichissante sur le plan humain. Cela fait 1+1=1. Vous voyez, c’est une conception musicale et philosophique, non arithmétique !